A rebours cover

À rebours (1884)

blue  Notice
blue  Chapitre I-II.
blue  Chapitre III-IV.
blue  Chapitre V-VI.
blue  Chapitre VII-VIII.
blue  Chapitre IX-X.
blue  Chapitre XI-XII.
blue  Chapitre XIII-XIV.
blue  Chapitre XV-XVI.


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Chapitre I.


Plus de deux mois s’écoulèrent avant que des Esseintes pût s’immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenay : des achats de toute sorte l’obligeaient à déambuler encore dans Paris, à battre la ville d’un bout à l’autre.

Et pourtant à quelles perquisitions n’avait-il pas eu recours, à quelles méditations ne s’était-il point livré, avant que de confier son logement aux tapissiers !

Il était depuis longtemps expert aux sincérités et aux faux-fuyants des tons. Jadis, alors qu’il recevait chez lui des femmes, il avait composé un boudoir où, au milieu des petits meubles sculptés dans le pâle camphrier du Japon, sous une espèce de tente en satin rose des Indes, les chairs se coloraient doucement aux lumières apprêtées que blutait l’étoffe.

Cette pièce où des glaces se faisaient écho et se renvoyaient à perte de vue, dans les murs, des enfilades de boudoirs roses, avait été célèbre parmi les filles qui se complaisaient à tremper leur nudité dans ce bain d’incarnat tiède qu’aromatisait l’odeur de menthe dégagée par le bois des meubles.

Mais, en mettant même de côté les bienfaits de cet air fardé qui paraissait transfuser un nouveau sang sous les peaux défraîchies et usées par l’habitude des céruses et l’abus des nuits, il goûtait pour son propre compte, dans ce languissant milieu, des allégresses particulières, des plaisirs que rendaient extrêmes et qu’activaient, en quelque sorte, les souvenirs des maux passés, des ennuis défunts.

Ainsi, par haine, par mépris de son enfance, il avait pendu au plafond de cette pièce une petite cage en fil d’argent où un grillon enfermé chantait comme dans les cendres des cheminées du château de Lourps : quand il écoutait ce cri tant de fois entendu, toutes les soirées contraintes et muettes chez sa mère, tout l’abandon d’une jeunesse souffrante et refoulée, se bousculaient devant lui, et alors, aux secousses de la femme qu’il caressait machinalement et dont les paroles ou le rire rompaient sa vision et le ramenaient brusquement dans la réalité, dans le boudoir à terre, un tumulte se levait en son âme, un besoin de vengeance des tristesses endurées, une rage de salir par des turpitudes des souvenirs de famille, un désir furieux de panteler sur des coussins de chair, d’épuiser jusqu’à leurs dernières gouttes, les plus véhémentes et les plus âcres des folies charnelles.

D’autres fois encore, quand le spleen le pressait, quand par les temps pluvieux d’automne, l’aversion de la rue, du chez soi, du ciel en boue jaune, des nuages en macadam, l’assaillait, il se réfugiait dans ce réduit, agitait légèrement la cage et la regardait se répercuter à l’infini dans le jeu des glaces, jusqu’à ce que ses yeux grisés s’aperçussent que la cage ne bougeait point, mais que tout le boudoir vacillait et tournait, emplissant la maison d’une valse rose.

Puis, au temps où il jugeait nécessaire de se singulariser, des Esseintes avait aussi créé des ameublements fastueusement étranges, divisant son salon en une série de niches, diversement tapissées et pouvant se relier par une subtile analogie, par un vague accord de teintes joyeuses ou sombres, délicates ou barbares, au caractère des oeuvres latines et françaises qu’il aimait. Il s’installait alors dans celle de ces niches dont le décor lui semblait le mieux correspondre à l’essence même de l’ouvrage que son caprice du moment l’amenait à lire.

Enfin, il avait fait préparer une haute salle, destinée à la réception de ses fournisseurs : ils entraient, s’asseyaient les uns à côté des autres, dans des stalles d’église, et alors il montait dans une chaire magistrale et prêchait le sermon sur le dandysme, adjurant ses bottiers et ses tailleurs de se conformer, de la façon la plus absolue, à ses brefs en matière de coupe, les menaçant d’une excommunication pécuniaire s’ils ne suivaient pas, à la lettre, les instructions contenues dans ses monitoires et ses bulles.

Il s’acquit la réputation d’un excentrique qu’il paracheva en se vêtant de costumes de velours blanc, de gilets d’orfroi, en plantant, en guise de cravate, un bouquet de Parme dans l’échancrure décolletée d’une chemise, en donnant aux hommes de lettres des dîners retentissants un entre autres, renouvelé du XVIIIe siècle, où, pour célébrer la plus futile des mésaventures, il avait organisé un repas de deuil.

Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur le jardin de sa maison subitement transformé, montrant ses allées poudrées de charbon, son petit bassin maintenant bordé d’une margelle de basalte et rempli d’encre et ses massifs tout disposés de cyprès et de pins, le dîner avait été apporté sur une nappe noire, garnie de corbeilles de violettes et de scabieuses, éclairée par des candélabres où brûlaient des flammes vertes et par des chandeliers où flambaient des cierges.

Tandis qu’un orchestre dissimulé jouait des marches funèbres, les convives avaient été servis par des négresses nues, avec des mules et des bas en toile d’argent, semée de larmes.

On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes : bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val de Penas et des Porto : savouré, après le café et le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.

Le dîner de faire-part d’une virilité momentanément morte, était-il écrit sur les lettres d’invitations semblables à celles des enterrements.

Mais ces extravagances dont il se glorifiait jadis s’étaient, d’elles-mêmes, consumées : aujourd’hui, le mépris lui était venu de ces ostentations puériles et surannées, de ces vêtements anormaux, de ces embellies de logements bizarres. Il songeait simplement à se composer, pour son plaisir personnel et non plus pour l’étonnement des autres, un intérieur confortable et paré néanmoins d’une façon rare, à se façonner une installation curieuse et calme, appropriée aux besoins de sa future solitude.

Lorsque la maison de Fontenay fut prête et agencée, suivant ses désirs et ses plans, par un architecte : lorsqu’il ne resta plus qu’à déterminer l’ordonnance de l’ameublement et du décor, il passa de nouveau et longuement en revue la série des couleurs et des nuances.

Ce qu’il voulait, c’étaient des couleurs dont l’expression s’affirmât aux lumières factices des lampes : peu lui importait même qu’elles fussent, aux lueurs du jour, insipides ou rêches, car il ne vivait guère que la nuit, pensant qu’on était mieux chez soi, plus seul, et que l’esprit ne s’excitait et ne crépitait réellement qu’au contact voisin de l’ombre : il trouvait aussi une jouissance particulière à se tenir dans une chambre largement éclairée, seul éveillé et debout, au milieu des maisons enténébrées et endormies, une sorte de jouissance où il entrait peut-être une pointe de vanité, une satisfaction toute singulière, que connaissent les travailleurs attardés alors que, soulevant les rideaux des fenêtres, ils s’aperçoivent autour d’eux que tout est éteint, que tout est muet, que tout est mort.

Lentement, il tria, un à un, les tons.

Le bleu tire aux flambeaux sur un faux vert : s’il est foncé comme le cobalt et l’indigo, il devient noir : s’il est clair, il tourne au gris : s’il est sincère et doux comme la turquoise, il se ternit et se glace.

À moins donc de l’associer, ainsi qu’un adjuvant, à une autre couleur, il ne pouvait être question d’en faire la note dominante d’une pièce.

D’un autre côté, les gris fer se renfrognent encore et s’alourdissent : les gris de perle perdent leur azur et se métamorphosent en un blanc sale : les bruns s’endorment et se froidissent : quant aux verts foncés, ainsi que les verts empereur et les verts myrte, ils agissent de même que les gros bleus et fusionnent avec les noirs : restaient donc les verts plus pâles, tels que le vert paon, les cinabres et les laques, mais alors la lumière exile leur bleu et ne détient plus que leur jaune qui ne garde, à son tour, qu’un ton faux, qu’une saveur trouble.

Il n’y avait pas à songer davantage aux saumons, aux maïs et aux roses dont les efféminations contrarieraient les pensées de l’isolement : il n’y avait pas enfin à méditer sur les violets qui se dépouillent : le rouge surnage seul, le soir, et quel rouge ! un rouge visqueux, un lie-de-vin ignoble : il lui paraissait d’ailleurs bien inutile de recourir à cette couleur, puisqu’en s’ingérant de la santonine, à certaine dose, l’on voit violet et qu’il est dès lors facile de se changer, et sans y toucher, la teinte de ses tentures.

Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement : le rouge, l’orangé, le jaune.

À toutes, il préférait l’orangé, confirmant ainsi par son propre exemple, la vérité d’une théorie qu’il déclarait d’une exactitude presque mathématique : à savoir, qu’une harmonie existe entre la nature sensuelle d’un individu vraiment artiste et la couleur que ses yeux voient d’une façon plus spéciale et plus vive.

En négligeant, en effet, le commun des hommes dont les grossières rétines ne perçoivent ni la cadence propre à chacune des couleurs, ni le charme mystérieux de leurs dégradations et de leurs nuances : en négligeant aussi ces yeux bourgeois, insensibles à la pompe et à la victoire des teintes vibrantes et fortes : en ne conservant plus alors que les gens aux pupilles raffinées, exercées par la littérature et par l’art, il lui semblait certain que l’oeil de celui d’entre eux qui rêve d’idéal, qui réclame des illusions, sollicite des voiles dans le coucher, est généralement caressé par le bleu et ses dérivés, tels que le mauve, le lilas, le gris de perle, pourvu toutefois qu’ils demeurent attendris et ne dépassent pas la lisière où il aliènent leur personnalité et se transforment en de purs violets, en de francs gris.

Les gens, au contraire, qui hussardent, les pléthoriques, les beaux sanguins, les solides mâles qui dédaignent les entrées et les épisodes et se ruent, en perdant aussitôt la tête, ceux-là se complaisent, pour la plupart, aux lueurs éclatantes des jaunes et des rouges, aux coups de cymbales des vermillons et des chromes qui les aveuglent et qui les soûlent.

Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux dont l’appétit sensuel quête des mets relevés par les fumages et les saumures, les yeux des gens surexcités et étiques chérissent, presque tous, cette couleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres acides : l’orangé.

Le choix de des Esseintes ne pouvait donc prêter au moindre doute : mais d’incontestables difficultés se présentaient encore. Si le rouge et le jaune se magnifient aux lumières, il n’en est pas toujours de même de leur composé, l’orangé, qui s’emporte, et se transmue souvent en un rouge capucine, en un rouge feu.

Il étudia aux bougies toutes ses nuances, en découvrit une qui lui parut ne pas devoir se déséquilibrer et se soustraire aux exigences qu’il attendait d’elle : ces préliminaires terminés, il tâcha de ne pas user, autant que possible pour son cabinet au moins, des étoffes et des tapis de l’Orient, devenus, maintenant que les négociants enrichis se les procurent dans les magasins de nouveautés, au rabais, si fastidieux et si communs.

Il se résolut, en fin de compte, à faire relier ses murs comme des livres, avec du maroquin, à gros grains écrasés, avec de la peau du Cap, glacée par de fortes plaques d’acier, sous une puissante presse.

Les lambris une fois parés, il fit peindre les baguettes et les hautes plinthes en un indigo foncé, en un indigo laqué, semblable à celui que les carrossiers emploient pour les panneaux des voitures, et le plafond, un peu arrondi, également tendu de maroquin, ouvrit tel qu’un immense oeil-de-boeuf, enchâssé dans sa peau d’orange, un cercle de firmament en soie bleu de roi, au milieu duquel montaient, à tire-d’ailes, des séraphins d’argent, naguère brodés par la confrérie des tisserands de Cologne, pour une ancienne chape.

Après que la mise en place fut effectuée, le soir, tout cela se concilia, se tempéra, s’assit : les boiseries immobilisèrent leur bleu soutenu et comme échauffé par les oranges qui se maintinrent, à leur tour, sans s’adultérer, appuyés et, en quelque sorte, attisés qu’ils furent par le souffle pressant des bleus.

En fait de meubles, des Esseintes n’eut pas de longues recherches à opérer, le seul luxe de cette pièce devant consister en des livres et des fleurs rares : il se borna, se réservant d’orner plus tard, de quelques dessins ou de quelques tableaux, les cloisons demeurées nues, à établir sur la majeure partie de ses murs des rayons et des casiers de bibliothèque en bois d’ébène, à joncher le parquet de peaux de bêtes fauves et de fourrures de renards bleus, à installer près d’une massive table de changeur du XVe siècle, de profonds fauteuils à oreillettes et un vieux pupitre de chapelle, en fer forgé, un de ces antiques lutrins sur lesquels le diacre plaçait jadis l’antiphonaire et qui supportait maintenant l’un des pesants in-folios du Glossarium mediae et infimae latinitatis de du Cange.

Les croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres, parsemées de culs de bouteille aux bosses piquetées d’or, interceptaient la vue de la campagne et ne laissaient pénétrer qu’une lumière feinte, se vêtirent, à leur tour, de rideaux taillés dans de vieilles étoles, dont l’or assombri et quasi sauré, s’éteignait dans la trame d’un roux presque mort.

Enfin, sur la cheminée dont la robe fut, elle aussi, découpée dans la somptueuse étoffe d’une dalmatique florentine, entre deux ostensoirs, en cuivre doré, de style byzantin, provenant de l’ancienne Abbaye-au-Bois de Bièvre, un merveilleux canon d’église, aux trois compartiments séparés, ouvragés comme une dentelle, contint, sous le verre de son cadre, copiées sur un authentique vélin, avec d’admirables lettres de missel et de splendides enluminures : trois pièces de Baudelaire : à droite et à gauche, les sonnets portant ces titres « la Mort des Amants » — « l’Ennemi » : — au milieu, le poème en prose intitulé : « Any where out of the world. — N’importe où, hors du monde ».



Chapitre II.


Après la vente de ses biens, des Esseintes garda les deux vieux domestiques qui avaient soigné sa mère et rempli tout à la fois l’office de régisseurs et de concierges du château de Lourps, demeuré jusqu’à l’époque de sa mise en adjudication inhabité et vide.

Il fit venir à Fontenay ce ménage habitué à un emploi de garde-malade, à une régularité d’infirmiers distribuant, d’heure en heure, des cuillerées de potion et de tisane, à un rigide silence de moines claustrés, sans communication avec le dehors, dans des pièces aux fenêtres et aux portes closes.

Le mari fut chargé de nettoyer les chambres et d’aller aux provisions, la femme de préparer la cuisine. Il leur céda le premier étage de la maison, les obligea à porter d’épais chaussons de feutre, fit placer des tambours le long des portes bien huilées et matelasser leur plancher de profonds tapis de manière à ne jamais entendre le bruit de leurs pas, au-dessus de sa tête.

Il convint avec eux aussi du sens de certaines sonneries, détermina la signification des coups de timbre, selon leur nombre, leur brièveté, leur longueur : désigna, sur son bureau, la place où ils devaient, tous les mois, déposer, pendant son sommeil, le livre des comptes : il s’arrangea, enfin, de façon à ne pas être souvent obligé de leur parler ou de les voir.

Néanmoins, comme la femme devait quelquefois longer la maison pour atteindre un hangar où était remisé le bois, il voulut que son ombre, lorsqu’elle traversait les carreaux de ses fenêtres, ne fût pas hostile, et il lui fit fabriquer un costume en faille flamande, avec bonnet blanc et large capuchon, baissé, noir, tel qu’en portent encore, à Gand, les femmes du béguinage. L’ombre de cette coiffe passant devant lui, dans le crépuscule, lui donnait la sensation d’un cloître, lui rappelait ces muets et dévots villages, ces quartiers morts, enfermés et enfouis dans le coin d’une active et vivante ville.

Il régla aussi les heures immuables des repas : ils étaient d’ailleurs peu compliqués et très succincts, les défaillances de son estomac ne lui permettant plus d’absorber des mets variés ou lourds.

À cinq heures, l’hiver, après la chute du jour, il déjeunait légèrement de deux oeufs à la coque, de rôties et de thé : puis il dînait vers les onze heures : buvait du café, quelquefois du thé et du vin, pendant la nuit : picorait une petite dînette, sur les cinq heures du matin, avant de se mettre au lit.

Il prenait ces repas, dont l’ordonnance et le menu étaient, une fois pour toutes, fixés à chaque commencement de saison, sur une table, au milieu d’une petite pièce, séparée de son cabinet de travail par un corridor capitonné, hermétiquement fermé, ne laissant filtrer, ni odeur, ni bruit, dans chacune des deux pièces qu’il servait à joindre.

Cette salle à manger ressemblait à la cabine d’un navire avec son plafond voûté, muni de poutres en demi-cercle ses cloisons et son plancher, en bois de pitchpin, sa petite croisée ouverte dans la boiserie, de même qu’un hublot dans un sabord.

Ainsi que ces boîtes du Japon qui entrent, les unes dans les autres, cette pièce était insérée dans une pièce plus grande, qui était la véritable salle à manger bâtie par l’architecte.

Celle-ci était percée de deux fenêtres, l’une, maintenant invisible, cachée par la cloison qu’un ressort rabattait cependant, à volonté, afin de permettre de renouveler l’air qui par cette ouverture pouvait alors circuler autour de la boîte de pitchpin et pénétrer en elle : l’autre, visible, car elle était placée juste en face du hublot pratiqué dans la boiserie, mais condamnée : en effet, un grand aquarium occupait tout l’espace compris entre ce hublot et cette réelle fenêtre ouverte dans le vrai mur. Le jour traversait donc, pour éclairer la cabine, la croisée, dont les carreaux avaient été remplacés par une glace sans tain, l’eau, et, en dernier lieu, la vitre à demeure du sabord.

Au moment où le samowar fumait sur la table, alors que, pendant l’automne, le soleil achevait de disparaître, l’eau de l’aquarium durant la matinée vitreuse et trouble, rougeoyait et tamisait sur les blondes cloisons des lueurs enflammées de braises.

Quelquefois, dans l’après-midi, lorsque, par hasard, des Esseintes était réveillé et debout, il faisait manoeuvrer le jeu des tuyaux et des conduits qui vidaient l’aquarium et le remplissaient à nouveau d’eau pure, et il y faisait verser des gouttes d’essences colorées, s’offrant, à sa guise ainsi, les tons verts ou saumâtres, opalins ou argentés, qu’ont les véritables rivières, suivant la couleur du ciel, l’ardeur plus ou moins vive du soleil, les menaces plus ou moins accentuées de la pluie, suivant, en un mot, l’état de la saison et de l’atmosphère.

Il se figurait alors être dans l’entre-pont d’un brick, et curieusement il contemplait de merveilleux poissons mécaniques, montés comme des pièces d’horlogerie, qui passaient devant la vitre du sabord et s’accrochaient dans de fausses herbes : ou bien, tout en aspirant la senteur du goudron, qu’on insufflait dans la pièce avant qu’il y entrât, il examinait, pendues aux murs, des gravures en couleur représentant, ainsi que dans les agences des paquebots et des Lloyd, des steamers en route pour Valparaiso et la Plata, et des tableaux encadrés sur lesquels étaient inscrits les itinéraires de la ligne du Royal Mail Steam Packet, des compagnies Lopez et Valéry, les frets et les escales des services postaux de l’Atlantique.

Puis, quand il était las de consulter ces indicateurs, il se reposait la vue en regardant les chronomètres et les boussoles, les sextants et les compas, les jumelles et les cartes éparpillées sur une table au-dessus de laquelle se dressait un seul livre, relié en veau marin, les aventures d’Arthur Gordon Pym, spécialement tiré pour lui, sur papier vergé, pur fil, trié à la feuille, avec une mouette en filigrane.

Il pouvait apercevoir enfin des cannes à pêche, des filets brunis au tan, des rouleaux de voiles rousses, une ancre minuscule en liège, peinte en noir, jetés en tas, près de la porte qui communiquait avec la cuisine par un couloir garni de capitons et résorbait, de même que le corridor rejoignant la salle à manger au cabinet de travail, toutes les odeurs et tous les bruits.

Il se procurait ainsi, en ne bougeant point, les sensations rapides, presque instantanées, d’un voyage au long cours, et ce plaisir du déplacement qui n’existe, en somme, que par le souvenir et presque jamais dans le présent, à la minute même où il s’effectue, il le humait pleinement, à l’aise, sans fatigue, sans tracas, dans cette cabine dont le désordre apprêté, dont la tenue transitoire et l’installation comme temporaire correspondaient assez exactement avec le séjour passager qu’il y faisait, avec le temps limité de ses repas, et contrastait, d’une manière absolue, avec son cabinet de travail, une pièce définitive, rangée, bien assise, outillée pour le ferme maintien d’une existence casanière.

Le mouvement lui paraissait d’ailleurs inutile et l’imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits. à son avis, il était possible de contenter les désirs réputés les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, et cela par un léger subterfuge, par une approximative sophistication de l’objet poursuivi par ces désirs mêmes. Ainsi, il est bien évident que tout gourmet se délecte aujourd’hui, dans les restaurants renommés par l’excellence de leurs caves, en buvant les hauts crus fabriqués avec de basses vinasses traitées suivant la méthode de M. Pasteur. Or, vrais et faux, ces vins ont le même arôme, la même couleur, le même bouquet, et par conséquent le plaisir qu’on éprouve en dégustant ces breuvages altérés et factices est absolument identique à celui que l’on goûterait en savourant le vin naturel et pur qui serait introuvable, même à prix d’or.

En transportant cette captieuse déviation, cet adroit mensonge dans le monde de l’intellect, nul doute qu’on ne puisse, et aussi facilement que dans le monde matériel, jouir de chimériques délices semblables, en tous points, aux vraies : nul doute, par exemple, qu’on ne puisse se livrer à de longues explorations, au coin de son feu, en aidant, au besoin, l’esprit rétif ou lent, par la suggestive lecture d’un ouvrage racontant de lointains voyages : nul doute aussi, qu’on ne puisse, — sans bouger de Paris — acquérir la bienfaisante impression d’un bain de mer : il suffirait, tout bonnement de se rendre au bain Vigier, situé, sur un bateau, en pleine Seine.

Là, en faisant saler l’eau de sa baignoire et en y mêlant, suivant la formule du Codex, du sulfate de soude, de l’hydrochlorate de magnésie et de chaux : en tirant d’une boîte soigneusement fermée par un pas de vis, une pelote de ficelle ou un tout petit morceau de câble qu’on est allé exprès chercher dans l’une de ces grandes corderies dont les vastes magasins et les sous-sols soufflent des odeurs de marée et de port : en aspirant ces parfums que doit conserver encore cette ficelle ou ce bout de câble : en consultant une exacte photographie du casino et en lisant ardemment le guide Joanne décrivant les beautés de la plage où l’on veut être : en se laissant enfin bercer par les vagues que soulève, dans la baignoire, le remous des bateaux-mouches rasant le ponton des bains : en écoutant enfin les plaintes du vent engouffré sous les arches et le bruit sourd des omnibus roulant, à deux pas, au-dessus de vous, sur le pont Royal, l’illusion de la mer est indéniable, impérieuse, sûre.

Le tout est de savoir s’y prendre, de savoir concentrer son esprit sur un seul point, de savoir s’abstraire suffisamment pour amener l’hallucination et pouvoir substituer le rêve de la réalité à la réalité même.

Au reste, l’artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l’homme.

Comme il le disait, la nature a fait son temps : elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l’attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confinée dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière tenant tel article à l’exclusion de tout autre, quel monotone magasin de prairies et d’arbres, quelle banale agence de montagnes et de mers !

Il n’est, d’ailleurs, aucune de ses inventions réputée si subtile ou si grandiose que le génie humain ne puisse créer : aucune forêt de Fontainebleau, aucun clair de lune que des décors inondés de jets électriques ne produisent : aucune cascade que l’hydraulique n’imite à s’y méprendre : aucun roc que le carton-pâte ne s’assimile : aucune fleur que de spécieux taffetas et de délicats papiers peints n’égalent !

À n’en pas douter, cette sempiternelle radoteuse a maintenant usé la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu où il s’agit de la remplacer, autant que faire se pourra, par l’artifice.

Et puis, à bien discerner celle de ses oeuvres considérée comme la plus exquise, celle de ses créations dont la beauté est, de l’avis de tous, la plus originale et la plus parfaite : la femme : est-ce que l’homme n’a pas, de son côté, fabriqué, à lui tout seul, un être animé et factice qui la vaut amplement, au point de vue de la beauté plastique ? est-ce qu’il existe, ici-bas, un être conçu dans les joies d’une fornication et sorti des douleurs d’une matrice dont le modèle, dont le type soit plus éblouissant, plus splendide que celui de ces deux locomotives adoptées sur la ligne du chemin de fer du Nord ?

L’une, la Crampton, une adorable blonde, à la voix aiguë, à la grande taille frêle, emprisonnée dans un étincelant corset de cuivre, au souple et nerveux allongement de chatte, une blonde pimpante et dorée, dont l’extraordinaire grâce épouvante lorsque, raidissant, ses muscles d’acier, activant la sueur de ses flancs tièdes, elle met en branle l’immense rosace de sa fine roue et s’élance toute vivante, en tête des rapides et des marées ?

L’autre, l’Engerth, une monumentale et sombre brune aux cris sourds et rauques, aux reins trapus, étranglés dans une cuirasse en fonte, une monstrueuse bête, à la crinière échevelée de fumée noire, aux six roues basses et accouplées, quelle écrasante puissance lorsque, faisant trembler la terre, elle remorque pesamment, lentement, la lourde queue de ses marchandises !

Il n’est certainement pas, parmi les frêles beautés blondes et les majestueuses beautés brunes, de pareils types de sveltesse délicate et de terrifiante force : à coup sûr, on peut le dire : l’homme a fait, dans son genre, aussi bien que le Dieu auquel il croit.

Ces réflexions venaient à des Esseintes quand la brise apportait jusqu’à lui le petit sifflet de l’enfantin chemin de fer qui joue de la toupie, entre Paris et Sceaux : sa maison était située à vingt minutes environ de la station de Fontenay, mais la hauteur où elle était assise, son isolement, ne laissaient pas pénétrer jusqu’à elle le brouhaha des immondes foules qu’attire invinciblement, le dimanche, le voisinage d’une gare.

Quant au village même, il le connaissait à peine. Par sa fenêtre, une nuit, il avait contemplé le silencieux paysage qui se développe, en descendant, jusqu’au pied d’un coteau, sur le sommet duquel se dressent les batteries du bois de Verrières.

Dans l’obscurité, à gauche, à droite, des masses confuses s’étageaient, dominées, au loin, par d’autres batteries et d’autres forts dont les hauts talus semblaient, au clair de la lune, gouachés avec de l’argent, sur un ciel sombre.

Rétrécie par l’ombre tombée des collines, la plaine paraissait, à son milieu, poudrée de farine d’amidon et enduite de blanc cold-cream : dans l’air tiède, éventant les herbes décolorées et distillant de bas parfums d’épices, les arbres frottés de craie par la lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurs troncs dont les ombres barraient de raies noires le sol en plâtre sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclats d’assiettes.

En raison de son maquillage et de son air factice, ce paysage ne déplaisait pas à des Esseintes : mais, depuis cette après-midi occupée dans le hameau de Fontenay à la recherche d’une maison, jamais il ne s’était, pendant le jour, promené sur les routes : la verdure de ce pays ne lui inspirait, du reste, aucun intérêt, car elle n’offrait même pas ce charme délicat et dolent que dégagent les attendrissantes et maladives végétations poussées, à grand-peine, dans les gravats des banlieues, près des remparts. Puis, il avait aperçu, dans le village, ce jour-là, des bourgeois ventrus, à favoris, et des gens costumés, à moustaches, portant, ainsi que des saints-sacrements, des têtes de magistrats et de militaires : et, depuis cette rencontre, son horreur s’était encore accrue, de la face humaine.

Pendant les derniers mois de son séjour à Paris, alors que, revenu de tout, abattu par l’hypocondrie, écrasé par le spleen, il était arrivé à une telle sensibilité de nerfs que la vue d’un objet ou d’un être déplaisant se gravait profondément dans sa cervelle, et qu’il fallait plusieurs jours pour en effacer même légèrement l’empreinte, la figure humaine frôlée, dans la rue, avait été l’un de ses plus lancinants supplices.

Positivement, il souffrait de la vue de certaines physionomies, considérait presque comme des insultes les mines paternes ou rêches de quelques visages, se sentait des envies de souffleter ce monsieur qui flânait, en fermant les paupières d’un air docte, cet autre qui se balançait, en se souriant devant les glaces : cet autre enfin qui paraissait agiter un monde de pensées, tout en dévorant, les sourcils contractés, les tartines et les faits divers d’un journal.

Il flairait une sottise si invétérée, une telle exécration pour ses idées à lui, un tel mépris pour la littérature, pour l’art, pour tout ce qu’il adorait, implantés, ancrés dans ces étroits cerveaux de négociants, exclusivement préoccupés de filouteries et d’argent et seulement accessibles à cette basse distraction des esprits médiocres, la politique, qu’il rentrait en rage chez lui et se verrouillait avec ses livres.

Enfin, il haïssait, de toutes ses forces, les générations nouvelles, ces couches d’affreux rustres qui éprouvent le besoin de parler et de rire haut dans les restaurants et dans les cafés, qui vous bousculent, sans demander pardon, sur les trottoirs, qui vous jettent, sans même s’excuser, sans même saluer, les roues d’une voiture d’enfant, entre les jambes.